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Une dizaine de médias québécois ont fait la promotion de casinos en ligne illégaux

Bien que certains médias affirment avoir accepté de diffuser ces publicités pour assurer leur survie, cela pourrait entacher leur réputation et leur faire du mal à long terme, jugent des experts.

Capture d'écran du site web du Courrier Laval. Le titre de l'article est "Comment commencer à jouer aux casinos en ligne à Laval comme un pro". La photo de l'article est une machine à sous.

Le Courrier Laval est l'un des médias québécois qui ont publié des articles commandités pour des casinos illégaux. Ils ont depuis été retirés.

Photo : Courrier Laval

De nombreux médias québécois ont diffusé des articles commandités pour des casinos en ligne au cours des dernières années, montre une enquête des Décrypteurs. Cette pratique promotionnelle, connue sous le nom de « backlinking », sert à profiter de la crédibilité des médias pour manipuler les résultats des moteurs de recherche et ainsi améliorer la visibilité de ces sites, qui demeurent illégaux au Québec.

Jeudi soir, le journal étudiant Montréal Campus révélait que le site web personnel (Nouvelle fenêtre) de Patrick White, directeur du baccalauréat en journalisme de l’UQAM, avait diffusé des articles promotionnels contenant des liens vers des casinos en ligne. M. White a annoncé partir en congé sans solde pour l’année 2024 pour des raisons personnelles, familiales et professionnelles, rapportait le journal étudiant.

La nouvelle a fait réagir. Sa carte de membre de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a été suspendue. Vendredi matin, la chroniqueuse de La Presse Isabelle Hachey signait un texte sur l’affaire (Nouvelle fenêtre), jugeant que M. White avait bafoué le b. a.-ba du journalisme.

Je prends l’entière responsabilité de mes gestes et je ne minimise pas la situation, a réagi M. White dans une déclaration écrite, vendredi matin. Le contenu commandité servait à payer la maintenance du site. Je regrette de l’avoir approuvé même si ce n’est pas moi qui le faisais. Ce type de contenu n’avait pas du tout sa place sur le site.

Patrick White un homme au micro de même fréquence

Le directeur du baccalauréat de journalisme de l'UQAM, Patrick White, sera en congé sans solde pour l'année 2024.

Photo : Jean-Pierre Perouma

L’arbre qui cache la forêt

Les Décrypteurs peuvent révéler que Patrick White est loin d’être la seule figure médiatique à avoir agi de la sorte. Au cours des dernières années, une dizaine de médias québécois ont aussi diffusé des articles promotionnels contenant des liens vers des casinos en ligne illégaux.

Nous avons pu repérer des articles contenant des liens vers ces casinos sur les sites de plusieurs médias locaux, dont le Courrier de Laval, le Journal Les Deux Rives de Sorel-Tracy, le Courrier de Saint-Hyacinthe, la Pensée de Bagot, l’Oeil régional de Beloeil et Estrie plus. Des médias culturels ont aussi publié des articles de la sorte, dont Atuvu, Baron Mag, Le canal auditif et Pieuvre.ca.

De plus, les sites web de médias locaux ayant cessé leurs activités servent aujourd’hui de plateforme de promotion de ces casinos en ligne. Les anciens sites du Journal de Sherbrooke, du Journal le Havre et de l’édition de Québec du journal Métro ne diffusent aujourd’hui que des publicités du genre.

Une page web qui se présente comme le Journal de Sherbrooke. Elle sert exclusivement à promouvoir des casinos en ligne. Il est écrit "Casino en ligne le journal de Sherbrooke". Il y a également une photo d'un téléphone avec des jetons de casino et une roulette.

Le site web du Journal de Sherbrooke s'est transformé en outil promotionnel de casinos en ligne.

Photo : Le Journal de Sherbrooke

À l’exception de Baron Mag, les articles en question n’étaient pas identifiés comme étant du contenu commandité ou publicitaire. Certains de ces articles contenaient d’ailleurs de fausses informations, vantant par exemple la légalité de ces sites.

Car, en effet, ces casinos sont carrément illégaux, martèle Loto-Québec. Il n’y a pas d'ambiguïté au Québec. Si ce n’est pas Loto-Québec, c’est illégal, a rappelé Renaud Dugas, porte-parole et directeur des relations médias de l’organisme. Il n’y a pas de zone grise. Il a ajouté que faire de la publicité pour ces sites n’est pas permis dans la province.

Contraire à l’éthique, mais payant

La directrice du Centre d'études sur les médias de l'Université Laval, Colette Brin, estime que le fait que des journaux aient accepté de diffuser des publicités qui pourraient porter atteinte à leur réputation illustre bien la crise dans laquelle sont plongés les médias.

C'est un problème de réputation et de crédibilité pour ces entreprises-là. Je pense qu'un média d'information qui se respecte ferait très, très attention à ce genre de chose. Mais disons que je ne jette pas la pierre, parce que je sais que certains de ces médias ont très, très peu de ressources et très peu d'expertise en la matière, juge-t-elle.

Une femme parle dans un micro, dans un studio de radio.

Colette Brin est la directrice du Centre d'études sur les médias de l'Université Laval.

Photo : Radio-Canada / Marie-Eve Cloutier

Quand on est pauvre, on est prêt à faire des compromis sur l'éthique parce qu'on a besoin de revenus simplement pour survivre. Ça fait penser à l'ancienne époque des enveloppes brunes et des journalistes qui étaient mal payés et qui acceptaient des petits cadeaux de la part de leurs sources pour faire une couverture plus positive, ajoute Colette Brin.

Car, en effet, les articles promotionnels pour des casinos illégaux sont beaucoup plus payants que des publicités traditionnelles, nous ont expliqué plusieurs gestionnaires de site.

Si ces publicités sont aussi profitables, c’est que leur auditoire visé n’est pas les lecteurs des médias en question, mais bien les moteurs de recherche, comme Google. Ces articles font partie d’une stratégie publicitaire connue sous le nom de backlinking, qui sert à améliorer la visibilité d’un site dans les résultats de recherche.

Lorsqu’un utilisateur effectue une recherche, Google tente de déterminer quels sont les résultats les plus pertinents. Un des éléments pris en compte par l’algorithme est ce que des sources fiables, dont font partie les sites d’information, disent à propos du sujet. En publiant un lien vers un casino en ligne sur le site d’un journal local, les annonceurs espèrent ainsi inciter Google à le montrer à des gens qui effectuent des recherches à propos de casinos en ligne.

Les annonceurs sont donc prêts à payer cher pour pouvoir profiter du statut particulier que réserve Google aux sites web des médias.

Arnaud Nobile, rédacteur en chef du site atuvu.ca, affirme que son site n’acceptait de publier des backlinks que si l’annonceur offrait au minimum 400 $, soit beaucoup plus que ce qui serait offert pour une publicité traditionnelle. Il dit recevoir régulièrement de telles offres de régies publicitaires, et que les montants promis par publicité sont souvent de 50 $ ou moins.

Nous acceptons à contrecœur ces contrats qui dénaturent le contenu de notre plateforme. Nous le faisons pour simplement compléter nos revenus. Car notre petit média culturel de niche est obligé de ne négliger aucune source de revenus, aussi minime soit-elle, pour des raisons de survie, nous a-t-il répondu par courriel, soulignant que son site web ne reçoit pas le même type de subventions que les médias généralistes, les journaux communautaires ou le milieu culturel. Les publicités en question ont été retirées du site web.

Nous n'avons aucun intérêt pour notre image et pour nos lecteurs à proposer des publications parlant de casinos. Aussi, nous avons mis en place des stratégies pour que ce contenu de casino soit quasiment invisible par nos lecteurs.

Une citation de Arnaud Nobile, rédacteur en chef du site atuvu.ca

Le directeur des ventes et du contenu chez Estrie plus, François Lafleur, a reconnu qu’il y a quand même des revenus appréciables associés à ça, et que, dans un contexte où les revenus publicitaires sont en baisse, il y a un incitatif à accepter ce type de publicité.

Il a assuré qu’Estrie plus ne publierait plus d’articles de la sorte et que ceux qui contiennent des informations erronées ont été retirés du site, mais que les autres demeurent en ligne pour respecter les contrats avec les publicitaires.

Caputre d'écran du site Estrie plus. L'article s'intitule: "Quel est l'impact des casinos en ligne sur notre société".

Le site web d'Estrie plus héberge toujours des articles faisant la promotion de casinos en ligne illégaux.

Photo : Estrie plus

Le gestionnaire de Pieuvre.ca, Hugo Prévost, nous a expliqué qu’il croyait que ces publicités étaient au pire une zone grise, et qu’il avait décidé de les diffuser parce que le montant qu’ils offrent, c’est beaucoup plus important que ce que tu peux avoir avec des publicités traditionnelles.

L’argent de ces publicités-là, c’est du revenu qui m’a permis de faire fonctionner le site et de payer des pigistes. Je n’ai pas mis l’argent dans mes poches, a-t-il assuré. Il a fait le ménage et retiré les articles en question dès qu’on l’a informé que ces sites étaient illégaux. Je ne suis pas fier de ça, se désole celui qui est un employé surnuméraire de Radio-Canada.

Dès que nous avons été informés, nous avons demandé à Hugo Prévost de mettre fin à cette pratique, car cela est incompatible avec son statut de journaliste, a réagi Charles Grandmont, directeur de l'information en continu et des opérations numériques à Radio-Canada.

Les articles contenant des liens vers des casinos illégaux sur le site web du Courrier Laval ont été retirés après que nous avons contacté son propriétaire, 2M Média. La nuance entre les sites [...] où le jeu est gratuit et permis, et [ceux] où le jeu est payant et pour lequel il est interdit de faire la promotion, nous avait malencontreusement échappé, a réagi son vice-président, Patrick Marsan, par courriel.

Les articles ont également été retirés des sites des journaux locaux que possède DBC Communications, soit le Journal Les Deux Rives, le Courrier de Saint-Hyacinthe, la Pensée de Bagot et l’Oeil régional.Ça n’aurait pas dû se retrouver sur nos sites Internet, a soutenu le rédacteur en chef du groupe médiatique, Martin Bourassa. Quelqu'un l'a échappé au niveau publicitaire. J'aime ça que mon propriétaire soit rentable, mais je ne pense pas que c’est ce genre de publicité là qui fait la différence.

Capture d'écran du site web du Courrier de Saint-Hyacinthe. L'article a comme titre "Payer des jeux en ligne avec des bitcoins ou d'autres cryptomonnaies : est-ce possible?"

Le Courrier de Saint-Hyacinthe, le doyen des journaux français d'Amérique, hébergeait également sur son site web des articles faisant la promotion de casinos illégaux. Les articles ont maintenant été retirés.

Photo : Le Courrier de Saint-Hyacinthe

Le Canal Auditif a également retiré les quatre articles liés aux casinos qui apparaissaient sur son site web. Son rédacteur en chef, Louis-Philippe Labrèche, dit avoir fait le ménage il y a quelques années, mais que quelques-uns d'entre eux étaient restés sur son site web. Nous avons rapidement rectifié le tir et arrêté de publier ceux-ci parce que nous trouvions que ça ne tenait pas la ligne de ce que nous voulions faire. Et ce, même si les revenus qui pouvaient en découler étaient alléchants, a-t-il déclaré par courriel.

Baron Mag n'a pas répondu à nos demandes d'entrevue.

Selon Camille Alloing, directeur du Laboratoire sur l'influence et la communication de l’UQAM, cette stratégie, bien que payante pour le moment, pourrait coûter cher aux médias à long terme.

C'est un jeu qui est dangereux, d'une part, pour les sites de presse qui font ça, tout simplement parce que, à un moment donné, un moteur de recherche peut s'apercevoir qu'il y a trop de liens qui amènent à des sites que lui-même considère comme du spam, explique-t-il. Il ajoute que les moteurs de recherche pourraient punir les sites des médias s’adonnant au backlinking en diminuant leur visibilité.

Colette Brin voit dans toute cette affaire un triste reflet du paysage médiatique dans le contexte de la plongée des revenus sur le web, un véritable cimetière des médias, selon elle.

Elle s’est désolée lorsqu’on lui a appris que le Courrier de Saint-Hyacinthe s’était aussi adonné à cette pratique. Publié sans interruption depuis 1853, il est le plus vieux journal francophone du Canada, où ont entre autres travaillé des figures historiques québécoises telles que l’ancien premier ministre du Québec Honoré Mercier et le fondateur du Devoir, Henri Bourassa.

C'est vraiment d'une tristesse épouvantable. Le Courrier de Saint-Hyacinthe, c'est un média légendaire, mythique au Québec, en termes de réputation, d'histoire. Et de le voir rendu là, c'est vraiment préoccupant, laisse-t-elle tomber.

Précision : La version originale de cet article mentionnait que Le Canal Auditif n’avait pas répondu à nos demandes d’entrevue. Or, cette demande d’entrevue n’avait pas été envoyée. Les corrections nécessaires ont été apportées.

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