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Edem Amegbo présente les aubergines africaines qu'il fait pousser au Québec. | Photo : Radio-Canada

Ils ont apprivoisé le climat québécois pour diversifier le contenu de nos assiettes. Grâce à eux, les terres de la province regorgent désormais de légumes d’Afrique ou des Antilles. Et voilà que ces agriculteurs afrodescendants s’unissent pour échanger semences et savoirs. Une façon de s’appuyer les uns sur les autres... dans le but de devenir indépendants.

Le projet est embryonnaire, mais il n’en est pas moins ambitieux : mettre sur pied, au Québec, un réseau d'échange de semences africaines et antillaises.

C’est pour qu’on puisse se les partager entre nous, les agriculteurs, et éventuellement les offrir au public, explique le propriétaire des Jardins Lakou, Jean-Philippe Vézina, qui fait pousser à Dunham des légumes afro-antillais. L'union est pensée dans le but d’enrichir l’autonomie locale, tout en simplifiant le travail des agriculteurs et agricultrices de la diversité.

S’approvisionner en produits d’ailleurs

Il n’est pas si simple de trouver la graine qui fera germer les légumes afro-antillais.

Ils sont pas mal tous difficiles à trouver, admet Jean-Philippe Vézina en laissant échapper un petit rire. À part peut-être l’okra – bien popularisé dans le sud des États-Unis depuis l’esclavage – ou certaines variétés de piments forts, trouver ces semences demande de la débrouillardise.

Edem Amegbo, qui fait pousser des légumes africains Au jardin d’Edem, à East Farnham, se fait notamment livrer des semences depuis son pays d’origine, le Togo. Néanmoins, il précise que rien ne garantit la qualité d’un produit.

« Quand les semences viennent de loin, tu n’es pas sûr à 100 % si c’est la semence de la saison passée, ou d’il y a trois, quatre ou même cinq ans. Et ça germe moins bien. Donc c’est ça qui commençait à me fatiguer. »

— Une citation de  Edem Amegbo, Au jardin d’Edem

La pandémie a compliqué la situation, avec tous les retards enregistrés dans le transport international. J’ai eu des mauvaises surprises, comme des semences qui sont arrivées deux mois plus tard, quand il était trop tard pour les planter, raconte Jean-Philippe Vézina. Ou des semences qui ne sont jamais arrivées, qui sont perdues dans la poste.

C’est aussi sans compter les nombreuses ruptures de stock causées par l’engouement des Québécois et Québécoises pour les potagers observé pendant le confinement. Les semenciers se sont fait prendre de court, rapporte M. Vézina en ajoutant que toute cette situation a affecté la quantité de semences offertes cette année.

D’où l’intérêt de trouver une manière de ne pas dépendre de l’importation, indique l’agriculteur d’origine haïtienne.

S’acclimater à l’hiver

Une fois la semence trouvée, il faut arriver à la faire pousser en sol québécois. Et ces agriculteurs témoignent du peu d’informations sur lesquelles s’appuyer.

Il y a de la documentation sur ces légumes, pour là d’où ils sont natifs, rappelle Jean-Philippe Vézina. Tu vas avoir les détails sur le type de sol dont ils ont besoin, comment les conserver, les récolter, etc. Je me base là-dessus. Et, après ça, c’est de me dire : "Comment je peux reproduire le mieux possible ces conditions-là ici?"

Edem Amegbo a pour sa part pu profiter des multiples conseils offerts par son père, qui aimait beaucoup jardiner au Togo.

Je parlais beaucoup avec lui; on comparait nos plants d’okra. Lui, il me disait : "Moi, je suis rendu à la récolte", et moi, je n’étais même pas encore aux fleurs, raconte-t-il au bout du fil, le sourire dans la voix. Quand j’avais une maladie que je ne connaissais pas, je lui en parlais.

Au jardin d'Edem, on fait pousser l'okra, mais aussi la corète potagère, l'amarante, l'oreille verte, l'aubergine blanche, l'épinard africain et certaines variétés de piments forts, de même qu'une trentaine de légumes du Québec.
Au jardin d'Edem, on fait pousser l'okra, mais aussi la corète potagère, l'amarante, l'oreille verte, l'aubergine blanche, l'épinard africain et certaines variétés de piments forts, de même qu'une trentaine de légumes du Québec. | Photo : Radio-Canada

Cette collaboration s’est malheureusement éteinte à la mort de son père causée par le cancer, en 2018. Un deuil qui laisse Edem avec un regret : celui de ne pas avoir pu lui montrer comment son jardin fleurit bien aujourd’hui. Son père n’avait assisté qu’aux balbutiements de la ferme, lancée en 2015.

Mais après « beaucoup d’essais et erreurs », Edem Amegbo(Nouvelle fenêtre) s’est concentré sur la production des légumes dont on mange les feuilles, comme la corète potagère, l’oseille verte et l’épinard africain, qui prennent moins de temps à pousser.

Et c’est justement ce savoir acquis à la dure que les agriculteurs de la diversité veulent transmettre : s’échanger les meilleurs conseils et les meilleures pratiques, et mettre en commun leurs semences.

Ensemble, ils visent à parvenir à sélectionner les plants les plus performants et mettre au point des semences qui auront une meilleure résistance au rude climat québécois, et ce, tout en s’assurant de leur fraîcheur.

Retrouver ses racines

L’initiative d'échange de semences et de savoirs regroupe pour l’instant quatre agriculteurs québécois d’origine africaine ou antillaise ainsi qu’une ferme de produits d’Amérique latine. Une première rencontre avait été organisée par l’organisme Sème l’avenir; Jean-Philippe Vézina a ensuite choisi d’accueillir le nouveau regroupement au sein de son projet communautaire déjà existant, Ujima.

Il s’agit d’une initiative qu’il avait lancée pour favoriser les relations entre tous les acteurs du secteur agroalimentaire issus des communautés noires de Montréal et pour créer une synergie à tous les niveaux.

C’est pour Jean-Philippe un projet important, lui qui cherche depuis son adolescence à se reconnecter à ses racines haïtiennes.

Jean-Philippe Vézina, propriétaire des Jardins Lakou
Jean-Philippe Vézina, propriétaire des Jardins Lakou | Photo : Radio-Canada

Je suis arrivé au Québec très jeune; j’avais à peine 1 an. J'ai été adopté par deux parents québécois, donc j'ai évolué durant toute mon enfance dans un environnement très québécois, avec très peu de contacts avec les communautés noires, la culture noire et la culture haïtienne.

Rien ne l’avait d’abord destiné à l’agriculture. Mais c’est à la suite d’un épuisement professionnel – alors qu’il travaillait dans des organismes communautaires venant en aide aux communautés noires – qu’il a choisi de retourner à la terre.

Et c’est en s’enracinant dans sa culture qu’il vise à la faire rayonner, à la fois aux gens des communautés noires, mais aussi aux Québécois de façon plus large.

Un appétit pour les légumes afro-antillais

Edem Amegbo et Jean-Philippe Vézina témoignent d’un appétit grandissant de la population pour les produits africains et antillais.

Il y a un grand besoin auprès des communautés culturelles d'avoir accès à des produits locaux, frais, qui entrent dans la composition des recettes que les gens ont l’habitude de faire, mais qu'elles n’arrivent pas – ou très difficilement – à trouver ici, au Québec. Si elles les trouvent, souvent, ils s'en viennent de loin; ils ne goûtent pas grand-chose; ils ne sont pas toujours beaux, témoigne Jean-Philippe Vézina.

Edem Amegbo, propriétaire du Jardin d'Edem
Edem Amegbo, propriétaire du Jardin d'Edem | Photo : Radio-Canada

C’est pour répondre à cette demande croissante que le propriétaire du Jardin d’Edem essaie de trouver des façons d'étirer la saison des légumes africains au printemps et à l’automne. 

C’est le gros défi, souligne Edem Amegbo. Ces légumes-là, ils durent deux mois et demi, trois mois au champ, avec les serres. Mais au-delà de ça, est-ce que je peux le produire plus longtemps encore? Parce que la demande est là à l’année longue.

Jean-Philippe Vézina vise éventuellement à pousser son projet plus loin, soit en exportant le modèle sous différentes branches des Jardins Lakou, soit en devenant consultant. 

[Ce qui arrive avec] le Canada et le Québec, avec leur population immigrante de plus en plus importante, avec le fait que les Québécois voyagent et découvrent de nouvelles saveurs, [c'est qu']on importe des tonnes ou des milliards de dollars de produits qui viennent de l'étranger. S'il y a moyen de produire ces produits de façon locale, il y un énorme potentiel de marché qui existe.

Edem Amegbo présente les aubergines africaines qu'il fait pousser au Québec. | Photo : Radio-Canada